https://plus.lesoir.be/262659/article/2019-11-25/lespagne-na-pas-reagi-comme-une-democratie-liberale-face-au-defi-catalan
Voilà
bientôt huit ans que l’Espagne est confrontée à la pire crise de son système
depuis le retour de la démocratie. En réalité, il faudrait chercher bien en
amont les causes du conflit qui l’oppose au nationalisme catalan. Celui-ci,
majoritaire dans la région, avait tenté de modifier son Statut d’autonomie en
2005, mais le texte de la révision statutaire fut « raboté » (selon
les mots du socialiste Alfonso Guerra) une première fois par le Parlement
espagnol en 2006, puis une deuxième fois par le Tribunal constitutionnel, en
2010.
Le
résultat : un Statut d’autonomie en vigueur mais qui n’est ni celui
proposé par les représentants catalans en 2005 ni celui que les électeurs
catalans ont voté lors du référendum de ratification en 2006 (l’abstention
avait été très importante en réaction au « coup de rabot » du
Parlement espagnol). Le nationalisme catalan sort de cette tentative de réforme
avec un fort mécontentement, le sentiment que l’Espagne démocratique refuse
d’avancer sur la voie des réformes de fédéralisation de son système et d’y
accommoder les demandes catalanes. C’est ce sentiment d’abandon qui pousse en
2012 le nationalisme catalan, jusque-là partisan de la fédéralisation de
l’État, vers l’indépendantisme (on passe de 10-15% dans les années 2000 à plus
de 40% après 2010).
Nous
connaissons toutes et tous la suite : des demandes catalanes de référendum
(avec un soutien en Catalogne d’environ 70% de la population) rejetées
systématiquement par le Gouvernement espagnol, puis face à cette situation de
blocage, la pente glissante de la polarisation et de la voie unilatérale vers
l’indépendance. Cette manœuvre catalane très hasardeuse et à bien des égards
théâtrale se soldera tout de même par la répression étatique de la consultation
illégale du premier octobre 2017 et l’enclenchement de l’article 155 de la
Constitution après la déclaration d’indépendance fake du 27 du même
mois, qui autorisait le Gouvernement espagnol à prendre le contrôle de
l’administration décentralisée catalane.
La
situation n’a guère changé depuis. Les récentes condamnations de plusieurs
dirigeants et acteurs sociaux indépendantistes à des peines de prison allant de
9 à 13 ans pour des actes qui ont été qualifiés de « sédition »,
suivies de manifestations et de heurts dans les rues catalanes, montrent, si
besoin était, qu’on ne peut pas régler un conflit politique territorial devant
une Cour de justice (une Cour qui, de plus, est juge et partie…). L’arrêt de la
Cour suprême a été rendu quelques semaines avant les élections générales du 10
novembre et a probablement boosté, si besoin était encore, le vote
indépendantiste en Catalogne, laissant encore une fois un scénario dans lequel
les partis indépendantistes catalans sont nécessaires pour pouvoir former un
gouvernement de coalition de gauche.
Quelle
serait l’alternative si cette coalition de gauche devait échouer faute du
soutien de l’indépendantisme catalan ? Ou bien un gouvernement de
coalition entre le PSOE et les conservateurs du PP, option qui laisserait
l’extrême droite comme le premier parti de l’opposition et avec une avenue dégagée
devant elle pour s’attirer le vote nationaliste conservateur, ou bien un
troisième scrutin, qui montrerait que la question catalane non résolue bloque
le système espagnol et le condamne à être en permanence en campagne électorale.
Comme
on peut le constater, le conflit territorial n’a pas eu simplement un impact
considérable en Catalogne. Le système espagnol tout entier en a subi les
conséquences, avec quatre élections générales en quatre ans (la durée d’une
seule législature !). Certes, la Catalogne ne peut pas trouver toute
seule, de manière unilatérale, une solution au conflit territorial. Mais
visiblement l’Espagne n’est pas gouvernable non plus en tournant le dos aux
demandes catalanes. En jouant la carte de la dégradation du conflit, l’Espagne
s’est auto-infligé des dommages très importants. Une attitude que l’on peut
qualifier d’irrationnelle.
Qu’aurait
dû faire une démocratie libérale si elle avait été confrontée au problème
d’accommodement national posé par la Catalogne ? A l’évidence, pas ce que
l’Espagne a fait. Et il faudrait insister sur ce point : cette crise
politique ne touche pas seulement la Catalogne. C’est le système
démocratique espagnol tout entier qui subit les conséquences d’une très
mauvaise gestion politique du conflit, comme la situation de blocage précitée
le montre amplement (l’espace restreint de cet article ne nous permet pas de
parler de la détérioration de la démocratie et de l’État de droit en Espagne,
en grande partie conséquence de la chasse menée par l’État contre
l’indépendantisme catalan).
L’expérience
comparée permet ici d’attirer l’attention sur d’autres démocraties libérales qui
ont dû faire face aux mêmes demandes et revendications d’accommodement
national. Nous pouvons penser au Canada avec le Québec, ou au Royaume-Uni avec
l’Ecosse ; mais nous pouvons également penser à la Belgique, qui a été
capable de modifier son système, notamment dans les années 1990 (la réforme de
l’État commence, comme chacun sait, dans les années 1960-1970), pour trouver
une solution au contentieux historique entre Flamands et Wallons. En
fédéralisant son système et en donnant ainsi à la communauté flamande la
possibilité d’être l’égale de la communauté wallonne au sein des institutions
belges, et d’être la « reine », pour le dire avec Philippe Van Parijs
(une queen), sur son territoire pour les compétences dévolues, surtout
sur des questions aussi sensibles que la question linguistique, la Belgique a
su pacifier le conflit communautaire. Le résultat peut être critiqué et n’est
assurément pas parfait, mais les demandes de la communauté flamande ne sont pas
demeurées sans réponse. Et le conflit semble avoir été résolu.
Il
en va de même au Canada et au Royaume-Uni. Dans les deux cas, l’État n’a pas
accepté de modifier son système pour intégrer les revendications québécoises
(reconnaissance nationale, comme « société distincte ») et écossaises
(la DevoMax), mais il a été assez souple et à l’écoute pour accepter,
dans un cas (Québec), et autoriser, dans l’autre (Ecosse), la tenue d’un
référendum sur l’indépendance. Les partisans du non l’ont emporté dans les deux
cas et il y a fort à parier que, sans le Brexit, l’Ecosse aurait suivi
le même chemin que le Québec, qui semble avoir tourné le dos au projet
indépendantiste depuis le dernier référendum de 1995. Un référendum qui a ainsi
permis de trancher un conflit politique grave pendant plus de vingt ans.
Il
convient donc de dire que l’Espagne n’a pas agi comme l’aurait fait une
démocratie libérale dans la gestion du conflit territorial. Une démocratie
libérale aurait pu accepter de modifier son système pour accommoder les
demandes catalanes. Si l’Espagne avait fait cela (si le Statut d’autonomie
catalan révisé en 2005 n’avait pas été retoqué par l’État), elle n’aurait pas
eu à gérer sa pire crise politique en quarante ans de démocratie, car le
nationalisme catalan n’aurait tout simplement pas embrassé l’option indépendantiste.
Mais
si l’Espagne ne voulait pas introduire des réformes jugées indésirables ou
déplaisantes dans le seul but d’accommoder les demandes catalanes, et c’était
bien entendu son droit le plus absolu et légitime, alors elle aurait dû s’inspirer
des démocraties libérales avancées en la matière plutôt que de suivre l’exemple
de ces autres nations démocratiques qui peuvent malheureusement devenir des
prisons pour les peuples. Comme le dit la Cour suprême du Canada, dans un
renvoi qui est devenu le leading case en la matière :
« l’ordre constitutionnel [canadien] ne pourrait demeurer indifférent
devant l’expression claire d’une majorité claire de Québécois de leur désir de
ne plus faire partie du Canada » (§92). Si cela vaut pour la sécession, il
doit en aller de même pour une demande majoritaire de réforme du système ou de
recours à l’outil référendaire.
Enfin,
il ne faudrait pas qu’on oublie le fondement libéral (civique) des nations
démocratiques, auquel nous renvoient les mots de Renan : « une nation
n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré
lui ». C’est bien là le principe de l’autodétermination des peuples que
nous trouvons au cœur de la théorie libérale de la nation en démocratie. En ce
sens, si l’Espagne ne voulait pas réformer son système pour faire droit aux
demandes catalanes, elle ne pouvait pas refuser au peuple catalan le droit
d’exprimer à travers l’outil référendaire sa volonté de se constituer en nation
séparée ou bien de confirmer son attachement à la nation espagnole.